[Extraits du Petit manuel de créativité politique – Comment libérer l’audace collective, Paris : Le Félin, 2017, traduits par Dreamocracy et reproduits ici avec la permission de la maison d’édition Le Félin, Paris. Toutes les notes de bas de page ont été supprimées.]

- Créativité politique
6 raisons pour lesquelles la créativité politique est urgente
« L’autorité ne va pas sans prestige ni le prestige sans l’éloignement. » - Charles de Gaulle
« Nous vivons dans un monde qui se transforme à une vitesse sans précédent, un monde qui est constamment mis au défi et qui perturbe les vieilles manières de faire. Compte tenu de ce contexte, je crois que si la politique veut rester pertinente et être utile aux citoyens, elle doit changer son approche. Elle doit expérimenter de nouvelles manières de faire et de nouvelles solutions. C’est ce que nous faisons au ministère et c’est assez révolutionnaire. J’espère que des institutions similaires seront mises en place bientôt dans d’autres parties du monde. » - Kristina Persson, ancienne ministre suédoise pour le futur
Les défis contemporains sont bien connus : montées du fondamentalisme et du terrorisme ; urgence de réformer notre modèle économique pour partager la prospérité entre bientôt 9, voire 10 milliards d’individus tout en réduisant drastiquement notre impact sur l’environnement ; gestion des retraites, de l’immigration, de la dette publique. Etc. La liste est longue, à en devenir paralysante pour l’action politique. Il est inutile de s’étendre dessus. Il est par contre essentiel de comprendre les caractéristiques nouvelles de ces défis qui appellent une plus grande plasticité organisationnelle et sociétale. Le « changement » ne peut en effet plus être une évolution dans le confort, avec le luxe de se permettre de prendre son temps et d’attendre que croissance économique et progrès technologique les résolvent tôt ou tard. Comme Kristina Persson, ancienne ministre suédoise pour le futur, Marc Luyckx Ghisi, philosophe et mathématicien belge estime que « nous sommes dans une période de transformation globale de nos sociétés, et cette transformation est rapide et profonde, probablement plus importante que la Renaissance ».
Plus précisément, les défis qui se présentent à nous nécessitent d’être plus que jamais « politiquement créatifs » pour au moins six raisons :
- S’ils ne sont pas résolus de manière urgente, c’est notre survie même qui est menacée
- Ils ont un impact transversal et planétaire, du fait de notre interdépendance accrue entre humains et envers notre environnement.
- Les attentes citoyennes et les modèles économiques sont en décalage avec les méthodes politiques.
- Les progrès technologiques accélèrent les mutations.
- La créativité en politique est menacée.
- L’époque est propice aux remises en question.
1. L’équation du futur : plus d’ennuis, moins de temps, moins d’argent
« Le changement c’est maintenant » : ce slogan de François Hollande pour la campagne électorale de 2012 paraît trompeur aujourd’hui. Mais il capturait une réalité : l’urgence des réformes. Dans de nombreux domaines, les analystes nous indiquent en effet que les « fenêtres d’opportunité » pour des réformes organisées et non subies face aux difficultés ne seront pas ouvertes longtemps, quand elles ne se sont pas déjà fermés.
Pourquoi ? Parce qu’1,2 milliard d’êtres humains supplémentaires viendront peupler notre vaisseau circumsolaire d’ici 2030. Ce « delta » de population représente la population mondiale en 1850. Le rythme de la croissance démographique mondiale ralentit, mais ce supplément de population s’ajoute à l’augmentation rapide des dernières décennies et accroît donc de manière exponentielle les difficultés qu’il génère.
Ensuite, parce que nous avons dépassé les bornes planétaires. Au XXe siècle, se sont en effet produits deux phénomènes essentiels qui exacerbent la difficulté de nos problèmes collectifs : la croissance démographique et l’augmentation des richesses sans précédent. L’« empreinte environnementale » qui en résulte dépasse les bornes planétaires dans des domaines clefs pour la survie de l’humanité. Sur les dix limites de « portabilité » planétaire identifiées par le scientifique suédois Johan Röckstrom et son équipe du Stockholm Resilience Centre, nous en avons déjà dépassé quatre et les autres approchent du point de danger, annonçant des modifications de l’environnement brutales, non-linéaires, potentiellement catastrophiques et difficilement prévisibles.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’Homme met en péril sa propre espèce : dérèglement climatique, surexploitation de ressources naturelles finies, destruction des écosystèmes et de la biodiversité nécessaires à la vie, pollution extrême. Le clash entre pression démographique et les limites de notre écrin de vie accentue l’urgence des réformes. Par le passé, le débat opposant partisans du laisser-faire et de l’écologie était de savoir si l’on se développait économiquement avant de se préoccuper de l’environnement, ou si l’on faisait les deux en même temps. Nous n’avons plus ce loisir. La question est désormais de savoir si l’on arrivera à agir suffisamment rapidement pour ne pas dépasser les limites sapant les bases mêmes du bien-être humain et de la prospérité, pour les dimensions encore dans les limites de sécurité, et si l’on arrivera à contrôler les dégâts pour les paramètres pour lesquelles l’humanité est déjà dans le rouge.
Première urgence de la créativité politique : nous sommes engagés dans une course contre la montre, et la seule chance de la gagner est de libérer une vague d’innovation politique à tous les étages.

2. Nous sommes plus que jamais dans le même bateau
Il y a non seulement une accélération des changements, mais leur échelle est magnifiée par l’interdépendance croissante au niveau planétaire des personnes, des produits, des enjeux. Edgar Morin souligne ainsi que nous vivons des « polycrises interdépendantes et enchevêtrées, constituant une gigantesque crise planétaire qui n’est autre que la crise de l’humanité qui n’arrive pas à accéder à l’humanité ». Même un régime aussi isolé du monde que la Corée du Nord peut modifier le cours de l’histoire (on pensera à l’affaire de Sony et du film L’Interview). « Nous opérons dans une communauté politique globale, un marché global », affirme Achim Steiner, directeur exécutif du Programme des Nations Unies pour l’Environnement. Constat classique, mais dont celui-ci tire une raison d’espérer : « tôt ou tard, ce sera un désavantage pour les économies nationales, les secteurs industriels et les entreprises d’être perçus comme faisant partie du problème, plutôt que de la solution. »
Si la mondialisation ne date pas d’hier, cette interdépendance se densifie dans tous les domaines. Le philosophe Michel Serres analyse le problème ainsi : « nous nous sommes mis à dépendre de ce qui dépend de nous ». Tel l’arroseur arrosé, l’humanité est victime, souligne-t-il, d’un retour de bâton qu’elle a créé elle-même. De divers bâtons d’ailleurs. Il dresse ainsi un parallèle entre la crise financière mondiale qui s’est déclenchée en 2008 et pollution et réchauffement mondiaux. Son interprétation du too big to fail, est la suivante : « Pour que les pauvres, vous, moi, ayons dû courir de toute urgence au secours des riches, par l’intermédiaire de l’État, il aura fallu que les riches deviennent si colossalement riches qu’ils paraissent alors à tout le monde aussi nécessaires à notre survie que le monde ». Il en va de même pour les changements climatiques. L’Homme, qui avait cru développer les instruments de sa domination des éléments, s’est mis à dépendre d’eux. Pour sortir de ces crises et dépendances, il faut, insiste-t-il, inventer du radicalement nouveau. Le « développement durable », n’est, selon lui, qu’une manière d’accommoder l’ancien. Il appelle au contraire à un nouveau « printemps » des idées et des institutions.
Deuxième urgence créative : l’interdépendance entre les questions fait que l’on ne peut plus ignorer l’impact indirect qu’un choix politique dans un domaine va avoir sur d’autres secteurs. Ce sont même ces ondes de choc qui deviennent l’effet dominant.
3. Une société moins hiérarchique attend avec impatience des institutions plus collaboratives
La foi du XXe siècle dans l’efficacité de la hiérarchie verticale, des systèmes de « commande et contrôle » et de la centralisation, développant l’innovation au terme d’un processus très secret, qu’illustre d’une certaine façon la citation du Général de Gaulle, en exergue de ce article, a cédé la place à des modes de fonctionnement beaucoup plus décentralisés, ouverts et horizontaux, comme les appelait de ses vœux dans le domaine public la désormais ex-ministre du futur suédoise, Kristina Persson.
Les citoyens maîtrisent les technologies plus que jamais et sont de moins en moins dans une vision hiérarchique, mais dans une approche de partage, de collaboration ouverte. Par ailleurs, la conception de l’intérêt général, héritée des Lumières, qui voulait qu’il soit forgé par des élus représentant le peuple, qui traduisent cette vision dans la loi et l’appliquent de manière uniforme pour tous ne fonctionne pas pour des citoyens mieux informés qui n’acceptent plus un intérêt général qui leur semble dicté, sans explication ni transparence. L’unicité de la loi « qui libère » n’est plus évidente quand la société est devenue plus complexe. De plus, le nouveau capitalisme prospère grâce à la créativité et les citoyens en attendent autant de l’État.
Jeremy Rifkin, dans son ouvrage Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie, souligne ainsi qu’on est passé d’une structure pyramidale basée sur des rapports de force, d’autorité et de pouvoir, avec, au sommet, l’Église, l’État, les chefs d’entreprise, et, généralement, les hommes, vers une société organisée de manière beaucoup plus horizontale, autour de réseaux de partage (le fameux « peer-to-peer »), favorisant le coleadership et l’intelligence collective.
Dans Surfer la vie, comment survivre dans la société fluide, le cybernéticien Joël de Rosnay souligne que « dans ce type d’organisation, la puissance, l’élitisme, les rapports de force sont remplacés par le rayonnement, la participation, la motivation intérieure, les relations d’association, la complémentarité, les rapports de flux ». Il y a, dans ce nouveau modèle, un décalage fort entre la société, en attente d’échange, de souffle inventif, de transparence, de participation et d’empathie, et les structures du passé, incarnées par un État fort, centralisé, disposant du quasi-monopole des capacités de réflexion et de décision, aux arcanes réservés aux dirigeants et aux lobbys. « Nos institutions actuelles datent du XVIIIe siècle. Elles ne doivent plus donner l’illusion qu’elles suffisent à la démocratie », s’indigne Alexandre Malafaye, créateur de La vraie primaire. Et, nous ajoutons, elles ne suffisent plus au besoin d’invention plus rapide de solutions toujours mieux adaptées aux besoins de réforme qui se présentent à nous.
La troisième révolution industrielle a besoin des institutions qui lui correspondent. Celles que nous connaissons ont été conçues aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, autour d’une technologie – l’impression – inventée au XVe. Dans ce système, avec cette technologie, le plus approprié était peut-être qu’un nombre limité de personnes prenne des décisions pour la majorité, qui s’exprime par le vote, peu souvent. Les coûts d’entrée pour y participer sont élevés : soit on consacre sa vie entière à la politique, soit on représente un intérêt privé significatif, avec des ressources financières adéquates pour se faire entendre. Aujourd’hui, les coûts de participation sont réduits très significativement par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Pia Mancini, activiste argentine qui a participé au lancement de la plateforme de participation citoyenne Democracy OS insiste sur ce point : « Nos systèmes politiques sont restés les mêmes pendant les deux cents dernières années et attendent de nous d’être des récepteurs passifs d’un monologue. (…) Le conflit ne peut qu’émerger entre un système qui ne représente plus, qui n’a pas de capacité de dialogue, et des citoyens qui sont de plus en plus habitués à se représenter eux-mêmes. » Selon elle, le mot d’ordre des premiers temps de la démocratie américaine – « Pas de taxation sans représentation » – doit évoluer vers : « Pas de représentation sans conversation ». « Si l’internet est l’équivalent de la nouvelle machine à imprimer, alors quelle est la démocratie pour l’ère de l’internet ? », questionne-t-elle.
Jeremy Heimans, l’un des fondateurs d’Avaaz, le site de pétitions en ligne, acquiesce : « La nouvelle puissance, c’est le déploiement de la participation de masse et la coordination des pairs pour créer du changement et des basculements ». Enthousiaste, il oppose « le vieux pouvoir, détenu comme une monnaie, par quelques-uns, il ne s’agit que de lignes de commandement, du haut vers le bas, il ne s’agit que d’être mené par des leaders, dans un système fermé » au « nouveau pouvoir, qui est comme un courant électrique, créé par beaucoup, où on télécharge du bas, on partage, ce sont les pairs qui mènent, c’est ouvert… ». Le monde de l’entreprise s’adapte à la nouvelle réalité, mais les efforts de transformation de l’État doivent rattraper le retard. Le poids de la hiérarchie et des processus tue l’inventivité dans l’œuf, souligne David Graeber, anthropologue et éco- nomiste, dans son récent ouvrage Bureaucratie, dont il dit que « nous nous y sommes habitués. À présent, nous nageons dans la bureaucratie », la paperasse, comme si la prophétie du film Brazil de Terry Gilliam s’était réalisée. Graeber développe ainsi l’idée que le capitalisme a freiné délibérément ce qu’il appelle les « technologies poétiques » et créatrices au profit des « technologies bureaucratiques », orientées vers la surveillance, le contrôle, la discipline et les tâches administratives.
Faut-il s’enthousiasmer pour le participatif, ou s’inquiéter comme certains de l’« Uberisation du politique » ? Le participatif et le collaboratif, nécessitent d’être bien organisés pour réellement contribuer à notre capacité de réflexion collective. Mais quoi qu’en pensent certains, force est de constater que les citoyens se sentent en capacité, et ne conçoivent plus de ne pas être associés à une démarche de dialogue et de réflexion collaborative. Ils s’estiment aptes à participer à la décision et attendent d’être « empowered », mis en faculté de le faire. N’y voyez pas qu’une mode intellectuelle, prévient l’OCDE : « Pendant les premières décennies du XXIe siècle (…), l’uniformité et la soumission propres à la civilisation de masse s’effaceront devant la créativité d’une économie et d’une société fondées sur le savoir », affirmait-elle dans son rapport La société créative du XXIe siècle. Le collaboratif devient le mode normal d’interaction. Un exemple frappant de cette attente est la campagne totalement inédite et ambitieuse de laprimaire.org, une primaire ouverte, « au sein de laquelle toutes les idées peuvent s’exprimer » et « organisée pour permettre aux Français de choisir librement, de manière transparente et démocratique » un candidat citoyen à l’élection présidentielle de 2017. Pendant plusieurs mois, quelque 300 candidats se sont manifestés, un finaliste a été choisi, et plus de 120 000 Français ont participé à la sélection du candidat final. Les partis, à l’exemple du mouvement En Marche ! d’Emmanuel Macron, ou La France Insoumise ne s’y trompaient pas non plus en amont de l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon analysant : « Plus personne ne peut dire «j’ai raison, car je suis le chef». Il doit justifier ses décisions ».
Troisième urgence créative : Les citoyens s’impatientent. Plus on tardera à leur permettre de participer effectivement à la discussion et aux choix, plus ils s’inviteront eux-mêmes.
4. Le progrès technologique accélère tout
Le progrès technologique exponentiel rend le changement plus complexe. Le constat est partagé : nous sommes en train de passer de la seconde à la troisième révolution industrielle, basée sur les technologies de l’information, et des modes de production distribués, par exemple dans le secteur énergétique. Le secteur privé l’a mesuré depuis longtemps et en a tiré les conclusions. « L’âge des machines spirituelles » – c’est-à-dire plus intelligentes que nous -, prophétisé par Ray Kurzweil, pape du transhumanisme, n’est pas loin. Cette accélération technologique apportera de nouveaux défis, en amplifiera d’autres, en résoudra certains, mais aura quoi qu’il en soit des répercussions multiples sur notre organisation sociale, économique, culturelle… et politique. Elle appelle à un sursaut créatif, car :
Les avancées récentes en matière de connectivité, dans la robotique, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle, les biotechnologies, le traitement des données donnent une appétence accrue pour le changement au sein de la population.
Les avancées technologiques permettent aux utopistes en action d’inventer de nouvelles solutions sociales et humaines, comme le démontre quotidiennement l’économie collaborative, et de nouveaux outils, tels les « civic techs ».
Elles font apparaître le monde politique bien archaïque par contraste. Le journaliste Francis Pisani le souligne après son tour du monde des nouvelles formes de l’innovation, celle-ci « n’est plus l’apanage des ingénieurs, elle dynamite désormais toutes les frontières ».
Quatrième urgence créative : si nos modes de gouvernances ne se montrent pas capables de générer des solutions plus vite et de saisir les avancées technologiques dans ce qu’elles ont de bon, notre rythme de résolution des problèmes sera de plus en plus décalé par rapport au rythme auquel ceux-ci émergent.
5. La créativité en politique est menacée
Il est de bon ton dans le secteur public, comme dans le monde des entreprises, de se déclarer favorable à l’hardiesse et à la nouveauté. Pourtant, les changements constructifs sont freinés par le conservatisme naturel des institutions et les dérives populistes, on y reviendra. « La créativité est un concept tellement positif qu’il pourrait sembler étrange que qui que ce soit puisse être contre. La vérité pourtant c’est que libérer le pouvoir des masses pour agir avec leurs propres idées est profondément troublant pour toutes sortes d’acteurs », prévient Adam Lent, directeur de la recherche et de l’innovation pour Ashoka. De nombreuses études démontrent qu’effectivement, les idées créatives sont souvent rejetées au profit de méthodes anciennes, « éprouvées ». Au-delà des discours, l’inclination naturelle des individus et des organisations est au conformisme et à l’uniformité. Nous le verrons plus en détail au chapitre suivant : pensée qui se spécialise, expertise devenant un enjeu des luttes de pouvoir, privilèges, rentes de situation, préoccupation du retour sur investissement rapide… ni les acteurs, ni le système ne sont orientés pour faciliter l’émergence de nouvelles approches.
Et si les politiques se posent peu la question de leur capacité à susciter la créativité, les spécialistes de la créativité ne s’intéressent pas non plus à la politique. « Ce qui est douloureusement évident, c’est que la politique est si importante, de tant de manières, pour tout le monde, et pourtant elle est si souvent oubliée, au moins dans les études sur la créativité. Cette différence entre niveau d’importance et quantité de recherche est plus grande pour la politique que pour tout autre sujet d’étude dans le domaine des études de créativité. Peut-être est-ce le phénomène du « poisson qui ne voit pas l’importance de l’eau » analyse Mark Runco, professeur à l’université de Géorgie, auteur de plusieurs dizaines d’articles de recherche sur le sujet, d’un manuel universitaire de référence, co-éditeur de la Encyclopedia of Creativity et fondateur de la prestigieuse revue scientifique Creativity Research Journal. Si lui constate le peu d’études scientifiques des liens entre créativité et politique, on peut se dire que l’affaire est entendue.
Cinquième urgence : les freins à la créativité politique ne sont pas pensés et donc se sont les mécanismes naturels qui la limitent qui dominent.
6. L’anxiété a du bon : profitons de la crise pour nous remettre en question
Nos esprits, telles les têtes réduites des Indiens Jivaros, seraient-ils voués à être desséchés par des discours toujours plus réducteurs face aux angoisses contemporaines ? Ou bien est-ce que la peur, comme nous invite à le penser le poète Jean Gamblin dans une vidéo qui a fait sensation, peut-elle être mobilisée comme moteur de changement social positif ? Car il y a la peur paralysante, qui fait se recroqueviller les esprits, et il y a l’anxiété générée par la sensation de risque, qui peut mobiliser.
Aujourd’hui, la peur et l’angoisse sont traitées comme des opportunités électorales pour des discours de fermeture cyniques. Selon The Economist, ce serait même la nouvelle division politique : plutôt que l’axe droite-gauche, libéral-keynésien classique, l’opposition serait aujourd’hui entre discours de fermeture et d’ouverture, que l’on trouve à droite comme à gauche. Entre ceux qui « avancent que le monde est un endroit moche, menaçant, et que les nations bien avisées devraient construire des murs pour le garder en dehors » et ceux qui « conçoivent des politiques courageuses qui préservent les bénéfices de l’ouverture tout en remédiant à ses effets secondaires ». C’est donc une division « entre simplicité et complexité », souligne le politologue Roland Kupers, professeur à l’université de Singapour et auteur d’un récent livre sur la complexité et les politiques publiques, car « ce qui est fermé est contrôlable, simple, tandis que ce qui est ouvert est complexe ».
Or, nous avons probablement la chance, si nous savons le reconnaître, de vivre une période de crainte mobilisatrice, car justement les citoyens ont, dans leur majorité, bien conscience que ce que nous considérions comme acquis ne l’est plus et qu’un simple repli sur soi ne résoudra pas nos problèmes sur le long terme, et la psychologie et les neurosciences nous y encouragent. Les psychologues sociaux ont en effet montré comment la plupart d’entre nous nous fermons en temps ordinaire aux opinions divergentes. Changer d’opinion est difficile et rare pour presque tout le monde. La réaction habituelle de quelqu’un face à une nouvelle idée est en effet d’écouter – plus ou moins – et… de mettre l’idée de côté. C’est le phénomène bien connu du biais cognitif, que renforcent les réseaux sociaux. Les individus entendent et retiennent les arguments qui soutiennent leur avis initial. Et le processus de polarisation de groupe fait que dans une conversation, le point de vue dominant dans le groupe tend à submerger les points de vue contraires.
Y a-t-il une fatalité à cet enfermement mental collectif ? Et la seule voie politique électoralement viable serait-elle de bassement flatter la pensée flétrie ? Non. Les neurosciences ont révélé ces dernières années que l’émotion joue un rôle clé dans la réceptivité des citoyens, et que la capacité à trouver et à accepter des idées nouvelles augmente avec les niveaux d’anxiété. Si vous ou moi sommes dans une routine confortable, nous ne nous sentons pas obligés de faire face à la contradiction. Si une personne tierce tente de nous imposer ses vues, nous nous sentons même menacés et nous nous fermons à ses arguments. Mais dans des circonstances particulières, une idée ou opinion va pouvoir faire évoluer la personne qui la reçoit et mener à une nouvelle approche. Or, nous l’avons vu et les sondages évoqués plus haut montrent que les citoyens le ressentent : nous ne sommes pas en période de routine. Les incertitudes liées à l’avenir de notre modèle de société, la période de bouleversement prolongée à laquelle nous faisons face, ont le « mérite » de créer une anxiété propice à une remise en cause existentielle, permettant de surmonter ces biais psychologiques. En effet, l’état propice à une réceptivité accrue est celui que les scientifiques qualifient d’« anxiété ». Cet état se manifeste lorsque nous sommes face à une situation insolite, qui encourage l’exploration de nouvelles possibilités, et promeut l’examen des points de vue opposés, le compromis et un dialogue ouvert avec ceux qui ont des avis divergents. En somme, si tout va bien, pourquoi changerais-je d’opinion ? Mais si ça risque d’aller vraiment moins bien, peut-être ai-je intérêt à écouter ce qu’on me dit…
Sixième urgence : Winston Churchill a-t-il réellement prononcé la phrase : « never let a good crisis go to waste » ? Les historiens n’en sont pas sûrs, mais l’idée est là.

Conclusion
Derrière l’apparente lassitude citoyenne, la France, l’Union européenne, et d’autres démocraties pourraient bien avoir atteint cet état émotionnel d’anxiété que les neuroscientifiques identifient comme propice à un véritable débat. Ceci offre aux leaders politiques qui sauront s’en saisir l’opportunité de faire appel à l’intelligence collective, de l’organiser, de faire bouger les lignes, de surmonter les mentalités politiques renfermées dans des schémas restrictifs. À condition de faire appel à cette intelligence en présentant des visions audacieuses, des idées réellement novatrices, et un discours d’humilité face à la complexité du monde. Car les citoyens sont pleinement conscients de ces « urgences françaises » – et européennes, et mondiales – que soulignait récemment Jacques Attali. Ce serait étonnant d’ailleurs qu’ils ne le soient pas : elles sont omniprésentes dans les médias. Mais ils savent aussi que le besoin de changement n’est plus de même nature que pour les générations qui nous ont précédés. Il est plus urgent que jamais. Il nous donne de moins en moins le temps de la réflexion. Il ne peut se faire isolément dans une partie de la société ou du monde sans considérer les multiples influences du contexte environnant.
Il n’est pas prêt de ralentir. Le changement est d’une complexité sans précédent dans l’Histoire humaine, complexité que le cerveau d’aucun leader éclairé ne peut embrasser pour en tirer une voie d’action originale. Et il appelle des approches nouvelles. Les esprits sont prêts pour que l’on place la créativité au cœur de l’action politique, pour que l’on mobilise l’imagination de tous. Ce n’est que lorsque les décideurs politiques s’intéresseront authentiquement au sujet et qu’ils constateront qu’il est possible et payant électoralement de développer l’innovation que les promesses de changement ne seront plus seulement incantatoires et que le camp du rabougrissement collectif sera vaincu.
Qu’est-ce qui les en empêche ?

Vous voulez en savoir plus sur la créativité collective en politique?
Contactez l'auteur du Petit manuel de créativité politique !
Envoyer un email à StephenPublications associées
-
- Créativité politique
Nous l’avons écrit : le premier manuel de créativité politique
-
- Délibération hybride
“Les initiatives de participation doivent laisser les citoyens délibérer entre eux, sans élus !” D’accord ? Pas d’accord ?
-
- Créativité politique
Ça y est, Trump est Président. Va-t-on enfin voir la défense de la démocratie comme un impératif ?