Dans l’histoire humaine, jamais n’avons eu d’outils aussi puissants pour informer et mobiliser en masse. Pourtant, l’histoire montre que les changements profonds en société restent durablement dépendants du “offline”.
Mais comment Gandhi a-t-il fait pour amener la communauté indienne du Transvaal à prêter serment le 11 septembre 1906 de ne jamais accepter les lois racistes, fondant sa réputation de leader non violent, alors qu’il n’avait ni Facebook, ni Twitter? Et comment Martin Luther King, qui n’avait même pas accès à la radio, aux journaux ou la TV, comme toute la minorité noire, a-t-il réussi à faire que le refus de Rosa Parks de céder sa place à un passager blanc dans un autobus de l’Alabama amorce une révolution pour les droits civiques des Afro-Américains?
Pétitions en ligne, réseaux sociaux, e-gouvernement, open data, “civic” et “gov techs”, les technologies “online” rendent aujourd’hui la vie politique plus participative que jamais. Activistes et gouvernements les investissent. Et les bénéfices des outils numériques sont considérables et à juste titre plébiscités par les citoyens et les administrations.
L’Islande n’a-t-elle pas réussi à “crowdsourcer” (rédiger avec la foule) une révision ambitieuse de sa constitution? Des pétitions sur internet n’ont-elles pas fait trembler les plus puissants? Mons, Liège, Etterbeek et tant d’autres communes ne consultent-elles pas leurs citoyens sur des projets locaux grâce à des outils comme CitizenLab? Les administrations se félicitent du lien ainsi amélioré avec leur population, des économies effectuées, de la valorisation du patrimoine et de leur personnel. Et à l’heure où les citoyens attendent que le personnel politique soit renouvelé, ces outils peuvent apporter plus d’expertise à des élus par nature moins expérimentés.
L’attrait de la facilité
Pour autant, la campagne de mobilisation contre le harcèlement des femmes, sous la bannière #MeToo sur Twitter le montre: il ne faut pas confondre masse de personnes et mouvement de société. Les réseaux sociaux sont des mégaphones puissants. Le ralliement derrière ce cri dénonce une situation réellement intolérable et peut être l’amorce d’une prise de conscience. Mais les rapports de domination hommes-femmes ne changeront pas via Twitter, Instagram, ou sur l’appli Gov. C’est bien dans le monde réel que le travail va devoir se poursuivre.
Une évidence? Non: les “civic techs” ont l’attrait de la facilité qui conduit certains à oublier les fonde- ments du dur labeur humain nécessaire pour modifier en profondeur des rapports de pouvoir. Le change- ment en société est difficile. Il requiert le contact personnel, la transformation des valeurs, et beaucoup de persévérance.
Saul Alinsky, pape du “community organizing” aux Etats-Unis, le soulignait: nous vivons dans “un monde non pas d’anges mais d’angles, où les hommes parlent de principes moraux mais agissent selon des principes de pouvoir”. Le travail pour changer ces relations de pouvoir est dur. Alinsky prévient: “Une grande partie du travail quotidien d’un organisateur est minuscule, répétitif et mortel par sa monoto- nie.” Car discuter d’une loi, éduquer, s’interposer, ou faire signer une pétition en parlant à des personnes dans son quartier est fastidieux, mais potentiellement bien plus mobilisateur que des échanges dans le cy- berespace.
Sur les 8 niveaux que compte l’échelle de la participation de la politologue Sherry Arnstein, l’utilisation que font les autorités publiques des civic techs monte rarement au-dessus du degré 3 (informer) ou 4 (consulter). On ne peut déléguer nos révolutions aux algorithmes et aux applis, ni se contenter d’un sem- blant de délibération qui peut n’être qu’un bavardage 2.0.
Ce qui est personnel – comme le rapport à nos corps – reste politique, comme le soulignaient les fémi- nistes des années 1960. Pour rendre inadmissible ce qui est admis à un moment donné – hier la ségréga- tion en Afrique du Sud et aux Etats-Unis, aujourd’hui les comportements déplacés envers les femmes – il faut un travail lent, profond, de conviction, porte à porte, personne par personne, faisant appel aux va- leurs.
Le harcèlement sexuel ne diminuera que par des changements de lois, l’adoption de sanctions, ou des ini- tiatives comme celle du collectif d’avocats français “Osez porter plainte” qui aide gratuitement les vic- times.
On appelle en anglais ceux qui ne quittent pas leur canapé et regardent trop les écrans des “couch pota- toes”, des “patates de canapé”. Eh bien, tant citoyens qu’acteurs politiques, méfions-nous de ne pas deve- nir des “démocrates de canapé”, attirés par la facilité de recourir à des solutions numériques toutes prêtes, qui donnent l’illusion de la masse, du dialogue, de l’implication, mais ne montent pas assez haut dans l’échelle de participation.
Pour changer le monde, nous devrons continuer à remettre en cause les rapports de pouvoir et, pour les modifier, à admettre la confrontation dans l’arène publique… même si c’est la vibration de notre télé- phone portable dans notre poche qui nous rappelle l’heure de la prochaine manifestation.
Auteur: Stephen Boucher, Professeur à la Solvay Brussels School et auteur
Initialement publié dans L’Echo