Il faut associer les citoyens aux grands choix de société. Mais n’importe quelle consultation ne remplit pas les conditions nécessaires pour faire émerger l’intelligence collective.
Par Stephen Boucher et Hélène Landemore, Respectivement auteur*, professeur à la Solvay Brussels School et professeure à Yale.
“N’ayons plus peur des peuples“, déclarait fin septembre Emmanuel Macron à La Sorbonne. En Belgique, le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles organisait au même moment un “Parlement citoyen” pour parler d’Europe, justement. Et le Parlement bruxellois réfléchit actuellement à “penser et construire la ville citoyenne“. Saurait-on donc enfin ne plus gouverner “à l’abri [des peuples]“, comme l’ambitionne Macron? L’envie est là, mais elle est freinée par notre défiance à tous envers l’intelligence collective.
La démocratie est un pari. Winston Churchill n’a-t-il pas un jour déclaré, “le meilleur argument contre la démocratie est une conversation de 5 minutes avec un électeur moyen“? Les citoyens, que certains estiment irrationnels, apathiques et mal informés, sont-ils à la hauteur de la responsabilité qui leur est confiée? Et, franchement, certains ne sont-ils pas juste trop ignorants pour qu’on leur demande leur avis?
On se pose tous la question. Un tiers des électeurs français en arrive à penser que “d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie”, ou qu’un régime technocratique, voire un gouvernement autoritaire serait préférable. Douze ans après le rejet du Traité Constitutionnel par les Français et les Néerlandais et un an après le référendum sur le Brexit, beaucoup ont conclu qu’il ne faut plus associer les citoyens aux grands choix de société. Nous affirmons que c’est possible, mais n’importe quelle consultation ne remplit pas les conditions nécessaires pour faire émerger l’intelligence collective.
Car, et cela en surprendra plus d’un, la démocratie est le régime politique le plus à même de faire émerger l’intelligence collective. Les dernières études en science politique, psychologie et sciences cognitives soulignent qu’elle naît de la diversité cognitive entre membres d’un groupe. La diversité cognitive, c’est ce qui fait que, face à un problème donné, chacun apporte une compréhension, des expériences, des analyses des causes et effets et une capacité à le résoudre différentes. La probabilité qu’un groupe prenne la bonne décision est grandement accrue par cette diversité cognitive. L’histoire prouve amplement qu’un groupe peut se tromper, mais, sur la durée, il est préférable d’avoir un grand groupe de personnes les plus diverses possibles aux commandes qu’un petit groupe de personnes intelligentes qui pensent de la même façon.
Consultons, mais consultons bien
Les méthodes qui peuvent faire émerger cette intelligence collective doivent donc se donner les moyens de cette diversité. Nous proposons par exemple qu’une institution centrale d’une consultation sur l’Europe soit un “mini-public” de plusieurs centaines de citoyens européens invités sur plusieurs jours, voire plusieurs mois, à délibérer et faire des recommandations sur des sujets de leur choix.
Ce mini-public pourrait prendre la forme d’un sondage délibératif ou d’une assemblée citoyenne, des formats qui ont fait la démonstration de leur efficacité. Un critère essentiel sera la représentativité de l’échantillon consulté. Il ne suffit pas de réunir “des citoyens”. La diversité cognitive du groupe choisi doit être au moins aussi grande que celle des citoyens qu’ils représentent. Seul un échantillon aléatoire, représentatif de la population le permettra.
A ce mini-public devrait être articulé des plateformes en et hors ligne de crowdsourcing permettant à tout citoyen de participer au moins à une partie des débats afin de renforcer la légitimité du mini-public ainsi que sa capacité à diagnostiquer les problèmes et offrir des solutions.
Prendre en compte la consultation
Enfin, les pouvoirs publics doivent s’engager de manière crédible à prendre en compte les conclusions ou recommandations mises en avant par la consultation. C’est ce qui a manqué pour faire du G1000 une initiative réellement transformatrice, malgré la qualité des débats. Cela ne veut pas dire renonciation au pouvoir. Pour une consultation européenne efficace, par exemple, cet engagement pour- rait être la promesse d’organiser des débats dans les parlements nationaux, voire un référendum sur au moins certaines orientations. A défaut, les gens ne se mobiliseront pas.
On objectera que tout cela coûte cher et est trop complexe. Oui, une vraie délibération nécessite des mo- dérateurs formés, des interprètes et un matériel préparatoire équilibré, et le crowdsourcing demande un bon usage des technologies modernes. Mais ce qui paraît compliqué a déjà été mis en œuvre dans de nombreuses situations.
L’alternative – des réunions de citoyens auxquelles ne participent que les plus convaincus, selon des pro- tocoles de débat plus ou moins rigoureux – a certes un coût direct moindre, mais n’offre pas grand-chose de plus qu’une “conversation de 5 minutes avec un électeur moyen”. Tant que nous ne ferons pas réellement le pari de l’intelligence collective, nous en paierons le prix autrement.
Initialement publiée dans L’Echo.
*”Petit manuel de créativité politique – Comment libérer l’audace collective”, Le Félin, 2017.